La nature des Îles Féroé inspire les artistes féroïens par ses beaux paysages, où les couleurs et la lumière changent continuellement dû à un climat qui varie à chaque instant ! Cette inspiration peut être plus ou moins littérale pour certains. C'est exactement le cas de mon père, l’artiste Eli Smith, qui peint et fait des mosaïques avec la terre, les pierres, le sable, les coquillages et le charbon qu’il trouve dans la nature féroïenne.
C’est lors d’un vendredi après-midi d’hiver que je pars avec mon père en direction de la carrière sur l’île d’Eysturoy, une heure à l’est de la capitale. Le temps est doux et les montagnes que nous apercevons sont à moitié enneigées. Nous nous précipitons pour y
arriver avant l’heure d’arrêt du travail, et nous y trouvons un conducteur de chargeur sur roues, Richard, assis dans sa machine garée. Les deux hommes, l’artiste et le conducteur de la carrière échangent des mots sur leur domaine d’intérêt commun : les pierres des Féroé. J’aime ces échanges de savoirs au sujet de la pierre qui mettent en lien l’artiste, les ouvriers carriers, les marins ainsi que les géologues de l’archipel.
Au quotidien, je vois mon père dans son atelier à Tórshavn entouré d’étagères comblées de pots de verre remplis de pigments en nuances variées issus des matériaux naturels broyés comme la pierre (oxydes de fer rouges, bruns, verts et ocre), la terre (parfois avec de la rouille naturelle), le sable (souvent de Søltuvík de l’île Sandoy), les coquillages (dont Saint-Jacques) et le charbon de Hvalba (l’île du sud). Assis sur une chaise de jardin pliable parmi les pierres, les tableaux et la poussière, mon père travaille principalement avec deux techniques d’art de pierre qu’il a développées lui-même. D’un côté il est un peintre qui va broyer les pierres et autres avec un mortier et puis réduire en poudre dans un vieux moulin à café pour en peindre des tableaux à pigments d’un style « fresque », et de l’autre côté, il coupe les pierres en tranches de 6mm à l’aide d’une scie avec lame diamantée pour en faire des mosaïques. Il a nommé sa première technique (depuis 2003) « grótmálningur » (peinture de pigments de pierre) qui est une sorte de réinvention de l’Âge de pierre, dont les tableaux avec des paysages très doux et embrumés lui ont attribué la réputation de « l’artiste le plus doux des Féroé ». Sa deuxième technique (depuis 2011) est la mosaïque (« brotamynd » en féroïen) où il tranche des pierres de toutes sortes de plusieurs pays du monde, et les découpe et polit pour ensuite les coller sur une plaque d’aluminium ; ces mosaïques prennent beaucoup plus de temps à réaliser que la peinture, et il les consacre souvent plus aux motifs bibliques.
C’est en 2003 qu’Eli Smith, artiste autodidacte, s’est converti à la peinture de pigments de pierre, laissant derrière lui un passé de peintre à l’huile qu'il pratiquait depuis sa jeunesse. C’est cette année-là qui a bouleversé à jamais sa vie d’artiste.
Il enseignait alors le dessin et la peinture à l’université populaire féroïenne, et lors d’une randonnée sur l’île du sud, un collègue lui avait posé une bonne question en voyant une strate rougeâtre dans la montagne : « Tu pourrais en faire de la peinture, non ? ».
Plus tard, le même été, Eli est parti en bateau avec des visiteurs du Danemark pour leur montrer la beauté naturelle de son pays. Ils ont longé l’île de Nólsoy (à l’est de Tórshavn) pour qu’il les dépose sur la pointe sud, d’où ils allaient rejoindre le village à pied. En chemin, ils ont longé une plage de galets, nommée « Hósmøl », où Eli s’est aperçu d’une autre strate rougeâtre qui a attiré son attention. Cette pierre rougeâtre appelée « royðugrót » en féroïen, est en fait de la cendre volcanique solidifiée (oxydes de fer). Il en fut si fasciné qu’il eut l’idée d’en faire de la peinture, puisque – cette couleur a résisté à des milliers d’années sans subir d’altération ! En revenant par cet endroit, après avoir déposé ses invités sur la pointe méridionale, le miracle de l’artiste s’est passé. Eli explique :
Après avoir commencé à pêcher, le moteur est tombé en panne juste en face du lieu mentionné, Hósmøl, où j’avais vu les belles couleurs. Avec un moteur en panne, je n’avais qu’à m’emparer d’un aviron pour débarquer sur la plage de galets. J’ai alors jeté l’ancre et j’ai débarqué, tout en appelant de l’aide avec mon téléphone portable. Ainsi, j’avais l’occasion d’étudier de plus près la pierre rouge. Et à ce moment-là, je me suis senti tellement empli (dans le sens de combler) d’un bien-être physique en contemplant la beauté autour de moi que j’ai dit à mon Dieu céleste, « Mille mercis cher Dieu, tu es génial ».
Sur cette plage de galets, Eli a trouvé du tissu et des sacs plastiques puis a grimpé vers la strate rougeâtre, alors qu’un eider s’envolait de son nid surpris par une présence humaine. En plus de la couleur rouge, il y avait aussi du brun, du vert et de l’ocre, qu’il a ramené à la maison après avoir été secouru.
Rentré dans son atelier, Eli s’est mis à broyer les pierres pour en faire de la peinture à l’huile comme à l’acrylique et il a beaucoup expérimenté avec les pigments dont il accumulait l’assortiment lors de ses randonnées de plus en plus fréquentes.
Une des sources d’inspiration fut sa mère qui lui avait apporté une reproduction d’une peinture de l’Égypte antique (tombeaux de la vallée des Rois). C’est cette reproduction illustrant les couleurs inchangées qui a rassuré Eli dans sa démarche artistique : « À ma grande surprise, les couleurs égyptiennes avaient une ressemblance frappante avec les pigments que j’avais trouvé dans la nature féroïenne ». Depuis ce temps, il n’a pas arrêté de peindre les paysages des Féroé avec les couleurs qu’il trouve littéralement sous ses pieds. Cette gamme restreinte de couleurs naturelles l’aide, comme il le dit, à « garder les pieds sur terre ». Ainsi, il est obligé de penser différemment en termes de couleurs et de style. Pendant les dernières années, la peinture de pigments de pierre a évolué dans un sens cosmopolite en incluant aussi des couches claires à base de pigments étrangers comme le marbre du Groenland, de l’Italie et de la Grèce.
C’est lors d’une expédition artistique au Groenland en 2010 qu’Eli a fait connaissance de la richesse minérale de ce pays et de ses pierres précieuses. Avec une permission de l’État groenlandais, il a ramené ces pierres. L’année suivante, en automne, l’artiste est revenu à son métier de jeunesse en embarquant sur un bateau sismique en tant que maître coq du bord
en direction du pôle Nord. La vraie raison de ce changement professionnel était de trouver des pierres au fond de l’océan (à 2.300 mètres de profondeur !). « Moi qui avais l’habitude de broyer la pierre, je voulais maintenant essayer de scier cette pierre en tranches », raconte Eli.
De retour de la glace septentrionale, il s’est acheté une scie à pierre du Danemark, et le premier motif qu’il s’est mis à faire était celui de la Crucifixion. Le rêve était de créer une mosaïque avec plusieurs nuances de gris en se souvenant des paroles de son célèbre compatriote Ingálvur av Reyni (1920-2005) qui admirait la beauté des différentes nuances de gris lorsqu’elles sont juxtaposées.
Après avoir coupé les pierres ramenées avec le bateau sismique, Eli s’est mis à réfléchir devant ces tranches de pierre. Entretemps, son beau-frère, le marin Óla Hans, est passé avec 4 pierres qu’il avait « pêché » avec le bateau de pêche féroïen « Norðheim ». Ils avaient dragué des coquillages au nord du promontoire d’Enniberg. Ce beau-frère marin a également « pêché » des pierres à l’ouest de Mykines ainsi qu'au banc de pêche « Munkagrunnurin ». Ensuite, Eli est allé à l’institut géologique et les géologues furent très étonnés de voir qu’il y avait des pierres de granit dans les fonds féroïens, qui seraient venues jusqu'ici avec des icebergs il y a très longtemps. Je me souviens que mon père était souvent frappé d’étonnement en coupant ces pierres remontées de 2.300 m des profondeurs d’en dessous du pôle Nord. Il m’a montré d’étranges dessins dans la pierre, rappelant le chapitre 28 dans le livre de Job dans la Bible :
Devant la maison d'Eli, sur les hauteurs de Tórshavn, il y a des pierres partout, c'est ce qu’il a surnommé « sa palette de peintre ». Il y a des gens qui voudraient que mon père redevienne ce qu’il était autrefois : un peintre à l’huile peignant avec des couleurs fortes et vives, mais en tant qu’artiste, il ne peut qu’être fidèle envers lui-même. Les couleurs naturelles ne fatiguent jamais l’oeil. C’est son univers à la fois doux et expressionniste, dont les pigments naturels et les fragments de pierre couvrent même les meubles de la maison, les fenêtres (l’art du vitrail avec des pierres à 3mm d’épaisseur) ainsi qu’un poulailler en mosaïque à côté de la maison, dont un morceau de quartz transparent couvre une feuille d’or à 24 carats. Plus récemment, il s’est mis à combiner la peinture de pierre et l’aquarelle, ce qui a ouvert encore une armoire de Narnia artistiquement. Ici, tout est possible, car rien que le chant d’un petit oiseau sur une branche peut être la source d’inspiration pour une grande oeuvre d’art.
- Né en 1955 à Tórshavn (Îles Féroé)
- Habite à Tórshavn
- Marié à Brita K. á Váli SMITH
- Membre de l’union d’artistes « Føroysk Myndlistafólk » (www.mynd.fo/artists/eli-smith)
- Musée national, galeries, écoles et bâtiments féroïens, dans livres et timbres – et soyez le bienvenue dans son atelier à Børkugøta 27.